Étude les jeunesses en difficulté et le monde du travail
Chapitre 3 - Article 2
Que représente l'emploi pour les jeunes en situation de difficulté, pour les travailleurs sociaux, pour les employeurs ?
Avant d’étudier le processus d’insertion sociale et professionnelle des jeunes en situation de difficulté, commençons par nous intéresser aux perceptions que les jeunes, les employeurs et les travailleurs sociaux ont du travail et de l’emploi.
En effet, les représentations sociales (RS) jouent un rôle clé dans la réussite de l’insertion professionnelle : lorsqu’elles convergent, elles nourrissent l’impulsion nécessaire pour avancer et favorisent la collaboration ; lorsqu’elles divergent, elles peuvent entraver la relation de confiance, il devient difficile de se comprendre.
Dans l’article précédent nous avons mis en lumière l’importance des RS et leurs effets sur nos comportements et nos relations avec les autres. Mais quelles sont les représentations sociales sur l’emploi des principaux acteurs de l’insertion professionnelle des jeunes en difficulté ?
L’emploi est-il porteur d’espoir ou d’inquiétude ? Est-il un défi ou une aide ? Est-ce une aventure ou une contrainte ? Et… est-ce une solution efficace ? Pour qui, pourquoi ?
À l’issue de dizaines d’interviews, nos sociologues ont étudié en profondeur les RS des uns et des autres, et ont croisé les points de vue pour faire émerger à la fois les visions partagées et les sources d’incompréhension. C’est ce que nous vous proposons de découvrir dans cet article.
Objectifs de l'article
1. Comprendre les représentations sociales (RS) des jeunes en situation de difficulté, celles des employeurs et des travailleurs sociaux au sujet de l’emploi.
2. Comprendre l’impact de ces RS sur le processus d’insertion professionnelle des jeunes en contexte de difficulté.
3. Découvrir quelles sont les RS qui unissent les acteurs et celles qui peuvent faire obstacle à une collaboration que chacun voudrait pourtant réussir.
Pour vous, d’après votre propre expérience :
> Quel rôle peut avoir l’emploi pour répondre aux besoins d’un(e) jeune en situation de difficulté ?
> Comment l’emploi est-il perçu par les jeunes en difficulté que vous avez pu rencontrer ?
> Quelles sont les pratiques, les façons de faire et les habitudes, que vous avez observées et qui découlent de ces représentations sociales ?
Un monde où la construction d’une vie digne et heureuse devient possible
L’emploi, l’opportunité d’un avenir meilleur
« Des fois, on sait qu’on n’a pas trop d’argent et limite, des fois, je sautais quasiment tous les repas. Je me disais « ça va aller, il faut que je trouve un travail ». Ce n’était que le travail, recherche de travail.
Mais c’est difficile parce que je cherche un travail, mais je ne peux pas manger. Je n’ai pas les sous pour manger. Du coup, les journées sont très fatigantes, je me fatigue vite et je n’arrive plus trop à réfléchir. Psychologiquement c’est dur, de ne pas manger et de me dire qu’il me faut un travail pour avoir un logement »
« Ça a été très jeune […], je me suis dit « c’est important de travailler ». C’était un peu le déclic. Mon père ne travaillait pas. Il jonglait sur des travaux à droite à gauche. Ma mère ne travaillait plus parce qu’elle s’occupait des enfants. […]
J’ai commencé à prendre conscience que si on n’a pas de travail, c’est difficile de vivre dans notre société. Je me suis dit « quelqu’un qui ne travaille pas, il n’a pas d’avenir ».
Pour les nombreux jeunes en situation de difficulté que nous avons rencontrés, l’emploi représente l’espoir d’un avenir meilleur, sur tous les plans ; et un avenir accessible rapidement. En effet l’emploi est le moyen d’être autonome, de subvenir à leurs besoins, et d’accéder aux ressources essentielles qui leur font défaut depuis longtemps. C’est également l’accès à l’indépendance financière et à un environnement propice à leur développement.
Pour ces jeunes, trouver un emploi est aussi l’opportunité de se défaire du stigmate d’un jeune dit difficile, différent des autres jeunes qui ont suivi un parcours plus traditionnel, et de devenir à ses propres yeux une personne de confiance. C’est l’opportunité de vivre dans un environnement plus favorable, loin des difficultés qu’ils ont dû affronter. Après avoir vécu de nombreuses situations difficiles et douloureuses, comme l’abandon, l’isolement, la pauvreté, ces jeunes cherchent à instaurer une forme de stabilité dans leur vie, qui peut être rendue possible grâce à l’emploi.
« J’ai toujours voulu me mettre très rapidement au travail, pouvoir être indépendant, travailler pour commencer à gagner de l’argent et construire ma vie. (…) C’est quand on commence à travailler, à toucher son premier salaire qu’on peut vraiment se pencher sur une autonomie et donc, sur la construction de sa carrière, sur la construction de sa vie. »
« C’est quoi le travail pour toi ? Si tu avais trois, quatre mots qui te venaient ? – Stabilité, CDI ou pas… Liberté. C’est tout. »
Désireux de changer leur réalité, les jeunes expriment tous, chacun à sa manière, un sentiment d’urgence à trouver un emploi. Cette urgence les habite à chaque instant du quotidien : ils doivent assurer leurs besoins de base comme le logement et la nourriture. Et très vite ils vont avoir besoin d’un abonnement Internet, pour ne plus se contenter du Wifi dans les gares ou les cafés, pour leurs démarches administratives ou avoir accès à l’information et aux divertissements comme tous les jeunes de leur génération. Comme ils le disent eux-mêmes, ils veulent vivre comme tout le monde, pas seulement survivre.
L’étude des témoignages montre aussi qu’ils aspirent à exercer un métier qui leur plaît, mais surtout dans un environnement de travail bienveillant. Beaucoup d’entre eux vont essayer d’éviter toute situation de difficulté supplémentaire, et un environnement de travail non-bienveillant sera immédiatement perçu comme un problème.
L’emploi, l’opportunité de se construire, voire de s’épanouir
« Ce jeune qui est chez ses parents, il a ce besoin d’autonomie et sa recherche de travail va être liée à ça »
« J’ai l’impression que venir au travail, c’est donner un sens à une vie du quotidien. Beaucoup de personnes ont oublié que le travail, ça ne doit pas être une obligation. Il faut, pour que le travail soit bien fait et que l’on soit heureux, qu’on en ressorte du plaisir. »
Tout comme pour les jeunes, l’emploi est perçu par les travailleurs sociaux et les employeurs interviewés comme l’opportunité d’un avenir meilleur. Cependant certaines de leurs représentations sociales diffèrent.
Les travailleurs sociaux que nous avons rencontrés ont essentiellement une vision pragmatique et immédiate de l’emploi : de leur point de vue, l’emploi – un premier emploi – permet surtout de répondre aux besoins les plus urgents. Parce que leur mission, leurs préoccupations, sont davantage centrées sur ces urgences et sur les premiers pas des jeunes dans le monde du travail, les professionnels du travail social vont naturellement moins se projeter sur le long terme.
Pour eux, ils s’agit surtout de sécuriser la situation sanitaire et sociale du jeune et de déclencher d’autres systèmes d’aides. L’analyse des témoignages montre qu’ils espèrent voir s’épanouir ces jeunes, grâce à leur accès à l’emploi, même lorsqu’ils prennent des postes qui ne les attirent pas, ou au sein d’entreprises où l’ambiance est tendue selon les jeunes.
Ce qui n’empêche pas qu’ils aient conscience que de telles expériences peuvent être vécues par les jeunes comme une difficulté supplémentaire, plutôt que comme une opportunité.
Les employeurs, quant à eux, voient surtout l’emploi en insertion professionnelle comme une porte d’accès à un avenir meilleur. Leur souhait est d’aider les jeunes en leur ouvrant cette porte. Ils considèrent le lieu de travail comme un environnement auquel le jeune doit s’adapter afin de s’y construire et s’épanouir.
Ils y perçoivent une façon de se réinventer, en laissant leurs difficultés au-dehors du lieu de travail. L’étude montre qu’ils ont rarement conscience du caractère urgent de la situation dans laquelle ces jeunes se trouvent.
C’est pourquoi, loin de l’idée que le travail serait un fardeau ou une nécessité vitale, ils évoquent fréquemment les notions de « motivation » et de « plaisir » et soulignent l’importance de trouver un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.
L'emploi, l'occasion d'assimiler les normes et d'intégrer la société
« L’entreprise peut être un terrain qui peut énormément aider les jeunes à se découvrir, à faire une introspection, à savoir qui il est et comment, quel est son rapport aussi à l’autre. (…) Faire sa place, forger sa place, se faire accepter, négocier (…). »
Pour toutes les personnes interviewées, l’emploi est considéré comme un moyen de se positionner dans la société, de construire son identité et d’obtenir une certaine reconnaissance sociale.
Pour les jeunes, l’emploi permet de sortir de l’isolement et de s’intégrer à la société. Avoir un rythme et un travail quotidien, partagé avec d’autres, est l’occasion de construire un réseau de personnes, idéalement de confiance, sur qui on peut compter et qui peuvent compter sur nous. C’est une façon de s’assimiler et de s’intégrer à la société, de renforcer les liens au travers des normes collectivement partagées.
Les employeurs aussi soulignent que l’emploi est un moyen de s’assimiler et s’intégrer au groupe, d’apprendre à vivre en communauté et à s’adapter.
Les travailleurs sociaux interrogés perçoivent également l’emploi comme un outil « d’intégration ». Selon eux, les premières expériences professionnelles permettent aux jeunes d’apprendre à fonctionner au sein de la société, d’entrer en interaction avec autrui ou d’apprendre à faire face aux conflits par exemple.
Pour cette raison, les travailleurs sociaux voient les entreprises comme un terrain d’apprentissage : pour apprendre un métier, mais aussi pour grandir et vivre dignement dans un environnement structuré. Pour eux, les entreprises ont un rôle crucial à jouer dans la réussite des projets d’insertion professionnelle des jeunes en difficulté.
Les comportements résultants de ces représentations sociales
L’emploi, encouragé par tous
Si l’on se concentre sur la question de l’insertion professionnelle des jeunes en situation de difficulté, les RS des groupes étudiés convergent sur des points essentiels. Pour tous, l’emploi représente la porte d’entrée d’un cercle vertueux aux multiples débouchés : une vie indépendante, une reconnaissance sociale, une assimilation et une intégration au sein de la communauté et surtout, une construction de l’identité du jeune. Cette convergence des vues sur l’emploi explique pourquoi chacun s’efforce de trouver des collaborations fructueuses autour des dispositifs d’insertion.
Toutefois, pour les jeunes interrogés, la pression de trouver un emploi rapidement, conjuguée à la nécessité ressentie de « se conformer pour réussir », génèrent de l’anxiété et un sentiment d’injustice ; d’autant plus que ces jeunes manifestent un réel manque de confiance en eux et en l’autre. Les comportements qui en découlent sont nombreux. On peut citer l’impatience, le rejet des environnements de travail qui selon eux manquent de souplesse, la colère face à la stigmatisation qu’ils subissent souvent.
Les travailleurs sociaux vont quant à eux tenter de guider et de rassurer les jeunes pour qu’ils entrent sur le marché du travail et accèdent au plus vite à leurs besoins vitaux. De leur côté, les employeurs vont tenter de fournir au jeune un environnement de travail neutre qui ne tient pas compte de leur passé, avec l’objectif de leur offrir une nouvelle chance.
Des priorités propres à chacun
Les perceptions de chacun entraînent des priorités différentes et des attentes spécifiques :
- Les jeunes en situation de difficulté : l’emploi est très recherché par ces jeunes, et même prisé. Ils ont une vision « pratique » : ils chercheront un emploi en privilégiant sa dimension matérielle, plus que son utilité sociale ou l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle. Ayant un passé, voire un présent, complexe et souvent douloureux, ils aspirent à être acceptés, à apprendre, à intégrer la société. Ils aimeraient aussi se construire un réseau de confiance, c’est pourquoi ils cherchent en priorité des relations humaines bienveillantes et rassurantes au sein de l’entreprise.
- Les employeurs engagés dans l’insertion professionnelle : leurs perceptions de l’emploi dans le cadre de l’insertion professionnelle des jeunes en difficulté les amènent à être très volontaires pour aider et former un jeune. Ils espèrent recruter un jeune motivé à saisir cette chance. Dans leur RS, cette motivation se mesure par les efforts fournis par le jeune pour respecter les normes de l’entreprise. Ces RS spécifiques peuvent entraîner des attentes et des comportements qui, s’ils restent implicites, peuvent diverger d’avec celles du jeune et compliquer la collaboration.
- Les travailleurs sociaux : pour eux l’insertion professionnelle est LA solution pour subvenir aux besoins urgents et vitaux des jeunes en situation de difficulté. D’abord par la réponse financière que l’emploi apporte ; ensuite parce-que le lieu de travail représente pour eux un environnement propice à la découverte de soi, à l’apprentissage de la vie en communauté et de la citoyenneté. C’est un lieu où l’on peut faire des erreurs et être guidé sur les pratiques, à la fois professionnelles et sociales.
Au cours du processus d’insertion, les RS concernant l’emploi et le travail ne restent pas sans effets sur le parcours du jeune, les actions des travailleurs sociaux et celles de l’employeur, depuis la recherche d’emploi jusqu’aux premiers jours dans l’entreprise. Ces représentations peuvent entraîner des attitudes et pratiques divergentes, parfois même conflictuelles, provoquer des dysfonctionnements, ralentir ou même bloquer le processus d’insertion.
Il est donc crucial de prendre conscience de l’existence de ces RS et de leur impact, pour pouvoir agir. Identifier ces représentations permet de mieux comprendre le point de vue de l’autre, son expérience et l’origine de ses actions. Pour peu qu’on les rende explicites, la compréhension de ces RS peut être source de dialogues constructifs pour tous et nourrir la relation. C’est un point de départ essentiel si l’on souhaite améliorer et encourager l’insertion professionnelle des jeunes en situation de difficulté.
À échelle individuelle
L’étude des représentations sociales du point de vue sociologique (et même des sciences sociales dans leur ensemble) joue un rôle significatif car elle permet de comprendre non seulement les pratiques sociales, mais encore pourquoi les personnes se comportent d’une certaine manière, dans une situation concrète, de comprendre quelles sont leurs raisons d’agir.
À titre individuel, il est également particulièrement utile de se familiariser avec nos propres RS, et de découvrir celles de notre entourage. Cela nous aide à prendre du recul, à nous ouvrir à la différence et à trouver les moyens de dialoguer avec les autres de manière efficace.
- Êtes-vous prêt à entamer une démarche d’observation et de compréhension de ce que représente le travail pour vous-même et autour de vous ?
- Encourageriez-vous cette démarche au sein de votre structure ?
À échelle collective
Les opportunités et les risques qui découlent des RS de différents groupes travaillant à un projet commun sont nombreux et variés. Une clé de réussite est de prévoir et de gérer les besoins de « traduction sociale » entre chaque groupe, pour favoriser la compréhension mutuelle des représentations des différents groupes impliqués.
- Pouvez-vous identifier les deux ou trois besoins principaux de « traduction sociale » pour que votre organisation collabore mieux avec ses organisations partenaires sur la question de l’insertion professionnelle des jeunes en contexte de difficulté ?
- Comment pourriez-vous collectivement mettre en place des réponses concrètes à ces besoins ?